J’ai peur! Effets du risque de prédation sur les cerfs

Un article de ma thèse a été accepté pour publication! En l’honneur de cette bonne nouvelle, je vous offre une version modifiée d’une capsule qui devrait être diffusée dans les prochains mois sur le site de ma chaire de recherche . Bref, vous avez la primeur! Vous trouverez également ci-dessous la référence de l’article et donc les coauteurs associés à ce projet. Notons que le billet de blogue suivant concernait aussi ce projet.

En milieu naturel, les cerfs de Virginie (Odocoileus virginianus) doivent composer avec le risque d’être tué par un prédateur, comme le coyote (Canis latrans) ou le loup (Canis lupus). Heureusement pour eux, les cerfs peuvent modifier leurs comportements pour diminuer le risque de prédation. Par exemple, ils peuvent s’alimenter dans des milieux avec un couvert forestier qui les dissimule. De plus, ils peuvent allouer plus de temps à des comportements anti-prédateurs comme la vigilance, aux dépens du temps passé à l’alimenter. La vigilance, pour un animal, se traduit habituellement par une observation de son environnement, pour tenter de repérer le prédateur. On parlera alors de comportements d’approvisionnement sensibles au risque de prédation.

Les cerfs de Virginie ont été introduits à l’île d’Anticosti il y a plus de 120 ans. Sur l’île, il n’y a pas de prédateurs pour les cerfs adultes et les chiens sont interdits. Dans ce contexte, est-ce que les cerfs de l’île d’Anticosti sont capables de reconnaitre les signes de la présence d’un prédateur comme le coyote ? Ajustent-ils leur comportement d’approvisionnement en fonction de ces signes ?

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Figure 1. Une des stations de l’Outaouais avec un morceau de feutre imbibé d’urine de coyote. Photo E.Champagne

 

 

Pour répondre à ces questions, nous avons développé un dispositif expérimental nous permettant de proposer différentes espèces d’arbres à des cerfs de Virginie en hiver. Des branches étaient disposées dans des stations en groupe de six. Après avoir laissé les branches en place 24 h, nous mesurions la biomasse consommée. Des caméras installées dans les stations permettaient de mesurer le temps passé en alimentation et en vigilance. Dans certaines des stations, nous avons ajouté de l’urine de coyote pour simuler un risque de prédation (Figure 1). Le risque de prédation réel pour les cerfs ne changeait pas, mais leur perception de ce risque était modifiée. L’urine était renouvelée tous les jours, pour s’assurer d’avoir un signe « frais » de prédateur.

Un Pékan! Un animal peu connu du Québec. Photo http://bioparc.ca/animaux/pekan/

Un Pékan! Un animal peu connu du Québec. Photo http://bioparc.ca/animaux/pekan/

Nous avons d’abord effectué cette expérience à l’hiver 2014 en Outaouais, un secteur avec une forte densité de cerfs où il y a de la prédation par les coyotes et les loups. Nous avons répété l’expérience à l’hiver 2015 à l’île d’Anticosti. N’ayant aucun contact avec des coyotes, les cerfs de l’île pourraient réagir à la présence d’urine par simple peur de la nouveauté (néophobie). Nous avons donc testé la néophobie en utilisant de l’urine de pékan (Martes pennanti), un animal absent de l’île qui n’est pas un prédateur du cerf. Une réaction aux deux types d’urine indiquerait une néophobie tandis qu’une réaction uniquement à l’urine de coyote indiquerait un effet du risque de prédation perçu. Pourquoi ne pas avoir utilisé de l’urine d’humain (oui, c’était une option possible) ? Comme les cerfs sont chassés à l’île, il se pourrait que l’odeur humaine soit associée à la prédation.

En Outaouais, les cerfs ont démontré un approvisionnement sensible au risque : le broutement était moindre dans les stations avec urine (0 % de la biomasse broutée, intervalle de confiance [0, 0]) que dans les stations sans urine (2 % de la biomasse, [0, 5]). Toutefois, les cerfs étaient moins vigilants dans les stations avec urine (10 % du temps total dans la station, [4, 16]) que dans celles sans urine (18 % du temps total, [7, 28]). Cette contradiction s’explique par le plus court temps passé dans une station avec urine que sans urine (respectivement 0,22 min [0,08, 0,35] et 0,46 min [0,17, 0,76]). Si on résume, les cerfs passent moins de temps dans une station perçu comme plus risqué, ce qui diminue le besoin d’être vigilant. Ces résultats indiquent que les cerfs de l’Outaouais peuvent ajuster leur comportement face à un signe récent de la présence d’un prédateur. Cet évitement pourrait toutefois n’être que de courte durée.

À l’île d’Anticosti, les cerfs ne modifiaient pas leur comportement d’approvisionnement en présence d’urine de coyote ou de pékan. Les cerfs d’Anticosti passaient moins de temps en vigilance que ceux de l’Outaouais (8% du temps total dans la station, [4, 11]). Ces résultats peuvent s’expliquer par une perte des comportements anti-prédateurs. Cette perte est attendue quand les ressources alimentaires sont rares, comme à l’île d’Anticosti. En effet, les comportements anti-prédateurs se font aux dépens de l’alimentation, comme en Outaouais, où la présence d’urine de coyote diminuait le broutement. Des études précédentes de la Chaire Anticosti démontraient cette perte de comportement anti-prédateurs (1, 2). Notamment, les cerfs d’Anticosti n’évitent pas les aires ouvertes, comme les grandes coupes forestières.

Qu’est-ce que ces nouvelles connaissances nous apportent? Majoritairement, une meilleure compréhension du comportement des cerfs. Certains pays utilisent des répulsifs pour diminuer les dommages des cerfs sur les arbres. Nos travaux suggèrent que pour des populations très abondantes, l’utilisation de l’urine a un effet limité. Il serait intéressant de voir si l’évitement mesuré en Outaouais perdure, c’est-à-dire est-ce que le cerf est capable de s’habituer à la présence d’urine dans un site en particulier.

Champagne, E., L. Perroud, A. Dumont, J.-P. Tremblay et S. D. Côté. 2017. Neighbouring plants and perception of predation risk modulate winter browsing by white-tailed deer. Accepté dans Canadian Journal of Zoology.

(1) Casabon et Pothier. 2007. For Ecol Manage 253: 112-119

(2) Massé et Côté. 2009. J Mammal 90: 961-970